Section 3F
Marqueurs sociaux pour les occupants de l’enclos (Période 2f - 750-825)
ou pour ceux du Bâtiment 6 (Période 2g – 800-900)
James Motteau, Aleksander Musin

Le mobilier (JM)
Dans la Période 2f, deux sortes d'artéfacts montrent un changement d'utilisation du site : fers à cheval, au nombre de deux, dont un exemplaire est déjà présent dans le premier état du bâtiment 5, et trois pointes de flèches.
Les éléments en rapport avec le cheval correspondent à deux sortes d'usage, animal de trait ou monture, ce deuxième emploi étant en rapport avec l’aristocratie. Le reste du mobilier lié à la période 2f ne permet pas de trancher de façon absolue entre ces deux hypothèses quoique le deuxième ait notre faveur.
Les pointes de flèches indiquent la présence de soldats ou un échange de projectiles avec des personnes à l'extérieur de la Cité. Remilitarisation du site après celle de la fin de l'Antiquité et/ou période conflictuelle se démarquent des usages précédents du site au haut Moyen Âge.
Deux objets particuliers sont à considérer au titre des marqueurs sociaux caractérisant l’élite. Au sud de l’enclos, dans un contexte contemporain (E62) d’occupation extérieure, peut-être rattachée à un bâtiment inconnu hors de la fouille, ou rattachée au début de l’occupation du Bâtiment 6, se trouve une croix de tradition byzantine. Cette croix peut de plus jeter une lumière nouvelle sur l’origine du fragment de parure (RT 5 n°30) provenant lui de l’enclos (E60) et dont la feuille d’or porte une croix potencée1.

1 La réinterprétation de cette croix de tradition orientale ou byzantine (RT5 n°205) et celle de la croix potencée (RT5 n°30) sont dues à notre collègue Alexander Musin que nous remercions de sa contribution. Nos remerciements vont également à M. Bernard Gratuze pour les analyses qualitatives en fluorescence X des deux croix qui lui ont été soumises le 15 janvier 2013 à l’Institut de recherche sur les archéomatériaux, Centre Ernest-Babelon (IRAMAT-CEB, UMR 5060, CNRS - l'Université d'Orléans).

Une croix de tradition byzantine (AM)
Le mobilier attribuable à l’enclos ne présente pas de caractéristiques particulières, cependant la présence discrète de marqueurs fonctionnels, fers à cheval et pointes de flèches, contribue à souligner le caractère défensif des lieux.
D’une manière paradoxale, dans le même ordre d’idées, se range bien la présence parmi le mobilier du contexte archéologique (E62) d’une croix de tradition orientale ou byzantine. Les analyses par spectrométrie de fluorescence X faites par B. Gratuze montrent que la croix a été exécutée en plomb et contient des traces infimes d'étain et d'autres métaux non ferreux. Selon toute vraisemblance l’objet a été plutôt coupé dans une plaque métallique que coulé dans un moule. Il serait raisonnable d’ajouter cette trouvaille, dont la datation, semble-t-il, peut être considérablement précisée par rapport à la première publication (RT5 1991 : 34 ; 40 no 205), aux marqueurs sociaux pour les occupants du site à la période 2f ou lors de la période suivante (2g).

Il s’agit d’une croix fourchée, si l’on applique le vocabulaire héraldique, de la forme personnalisée aux quatre branches égales. La croix, dont les dimensions sont 38 x 35 x 2,5/3 mm, a des branches évasées à la base avec des extrémités fourchées dont la composition peut être qualifiée de redoublée. Chaque branche se compose de deux parties évasées et inégales qui forment un rebord. La partie terminale est plus petite et constitue un prolongement de la partie centrale, plus grande. On peut présenter aussi cette forme des branches comme composée de séries de deux triangles inversés dont le plus petit a une extrémité fourchée. Une dernière possibilité s’offre : décrire cet objet comme une croix fourchée à branches évasées redoublées.
Le trou de suspension dans la branche supérieure de la croix ainsi que ses dimensions nous permettent d’identifier cet objet comme une croix-pendentif ou croix pectorale à caractère personnel. La croix en question appartient bel et bien aux « objets portables de dévotion privée » (Musin 2006 : 165-166) ou aux « gestes individuels de dévotion » (Démians d'Archimbaud 1980 : 525). Il est inutile d’indiquer aux lecteurs que ce type d’objets est extrêmement rare en France médiévale.

Avant de passer à l’étude iconographique et chronologique, il n’est pas inutile de dire quelques mots sur la tradition des objets portables de dévotion chrétienne privée, y compris les croix-pendentifs. Cette tradition a pris ses sources en Orient Chrétien où elle a connu son épanouissement (voir par exemple : Staecker 1999 ; Musin 2002 ; Pitarakis 2006 ; Petrina 2010). On pense souvent que la première mention d’une croix pectorale personnelle a été faite à la fin du 4e siècle dans Vita sanctae Macrinae (Grégoire de Nysse 1971 : 240-241 (XXX-404W) ; Dölger 1932 : 83 ; Frolow 1961 : 159), bien que le texte puisse parler d’un autre type de reliquaire de la Vraie Croix. Aujourd’hui la croix la plus ancienne attestée archéologiquement est celle de la sépulture de Ballana, Nubie, datée des années 430-450 (Török 1988: 69, 81, 85, 114-116, 154, pl.13). Cependant, cette tradition s’est établie en Orient à la fin du 5e et au 6e siècle alors que les voies culturelles de l’Orient et de l’Occident chrétiens étaient déjà séparées. L’Europe latine restait fidèle à la tradition antique qui associait toujours la croix avec des objets particuliers de la vie quotidienne qu’elle devait sanctifier. A Byzance, la représentation de la croix commence à être de plus en plus souvent considérée comme un symbole individuel et indépendant ; elle s’associe de moins en moins avec l’ornementation des objets personnels; en ce sens on peut parler de « l’émancipation de la croix » (voir « l’émancipation du Crucifix » chez : Kartsonis 1994 : 151-187) qui a abouti à une tradition largement attestée : celle des croix-pendentifs. Il faut noter qu’en France médiévale les gestes individuels de dévotion n’étaient pas acceptés dans la culture domestique avant 1400 et les théologiens condamnaient les pratiques matérialisées de la piété tandis que l’usage des images cultuelles, y compris celle de la croix, était strictement contrôlé par le clergé (Trombetta 2001 : 106 ; Wirth 1989: 164, 179).

Cependant la culture quotidienne en Occident ne pouvait pas échapper à la manifestation de son identité religieuse. À l’époque qui nous intéresse elle se caractérisait plutôt par l’utilisation des appliques métalliques en forme de croix attachées autrefois à différents objets: ceintures, fourreaux etc., ou par les fibules cruciformes (voir un exemple à Douai du 10e siècle dans : Gaborit-Chopin, Bardoz 2005 : 95, no 45). Les appliques cruciformes sont connues à Boves dans le contexte d’un habitat aristocratique fin 10e-11e siècles (Racinet 1999 : 280, no 188), à Charavines-Colletière, Isère, France, 11e siècle (Colardelle 1980 : Fig. 39 : 6 ; Colardelle, Verdel 1993 : Fig. 150 : 39 ; Gaborit-Chopin, Bardoz 2005 : 96, no.47), à Tours même (Motteau 1991 : 62, 86, no 408) ou elle a été redéposée dans un remblai du 12e siècle (Période 3c, Ensemble 9) et provient très certainement de niveaux antérieurs ; à La Motte de la Grand Bastide (Provence) dans une résidence seigneuriale des 13e-14e siècles (Mouton 1994 : 225, Fig. 16 d). Une autre tradition était la décoration des accessoires de harnachement avec le signe de la croix qui prend sa source dans la culture cérémoniale des empereurs byzantins (Schulze-Dörrlamm 2010 : 110-133) et qui s’est manifestée en France médiévale dans les pendentifs ronds de harnais avec croix découpées des 7e-12e siècles attestés à Saint-Blaise (Bouches-du-Rhône) (Démians d’Archimbaud 1994 : Figs. 206, 221), à Poncin (Ain) (Faure-Boucharlat 2001 :Fig.. 26: 6), à Rubercy (Calvados) (Lorren 1977 : Fig. 29 -11, 12) etc.

Citons quand même quelques exemples rares de croix-pendentifs et d’objets de dévotion privée trouvés en France médiévale avant 1400. Un médaillon en os avec le crucifix du 11e siècle a été mis au jour sur le site du « Vieux-Château » de Château-Thierry (Aisne) (Goret 1997: 121-122, Fig. 11). Une croix en or avec granulation du 6e siècle a été trouvée dans un sarcophage de l’abbaye de Saint-Victor à Marseille (Boyer 1987 : Fig. 79). Également dans le Midi de la France sur l’oppidum Saint-Blaise on a mis au jour une croix en nacre (Démians d’Archimbaud 1994 : Fig.230) dont la datation pose des problèmes, et encore une croix en bronze du 13e siècle trouvée à Avignon (Aujourd’hui le moyen âge... 1981 : 112-113, no 590). Ces derniers exemples étaient sans doute sous influence orientale. Un objet religieux rapporté de ces contrées a également été découvert dans l’ancien centre paroissial à Rigny (Indre-et-Loire) où dans la sépulture no 459 (10e-12e siècle) se trouvait une croix en jais avec une ornementation circulaire et des incrustations en plomb (Zadora-Rio, Galinié 1992 : 151, 152, Fig. 66 ; 86). Ce type de croix était très connu dans les Îles Britanniques. Il est évident maintenant que la tradition des objets de dévotion privée a été apportée en France de l’extérieur et peu développée sur place.

La croix de Tours, comme cela était déjà dit, est associée à la période 2f. Sa datation des années vers 750-vers 825 tient compte de la logique stratigraphique du site et présente une incertitude des fourchettes chronologiques. En même temps son contexte archéologique comporte du matériel plus tardif et pourrait aussi partiellement appartenir à la période suivante 2g et dater du 9e siècle. Ainsi ce contexte est peu fiable, ce qui signifie que certains objets, y compris la croix en question, peuvent provenir d’une fosse plus tardive qui n’aurait pas été repérée pendant le chantier.

A première vue, la forme de la croix confirme cette possibilité : elle est plus souvent attestée pour la période plus tardive du 10e-13e siècle. Cependant, et bien qu’il soit possible de l’associer au type héraldique de la croix dite Crux Furca, il serait injustifié de la rapprocher de la croix de gueules ou « croix de vermeil » introduite au milieu du 12e siècle par l'ordre du Temple. Les plus anciennes croix sculptées en France qui, datées de la fin du 10e siècle, décorent les églises rappellent déjà, par leur forme, celle de Tours. On peut citer la croix de pierre incrustée dans la maçonnerie du pignon occidental l’église cathédrale primitive de Beauvais ; celle avec le crucifix de l’église du prieuré de Montmille près de Beauvais, du commencement du 11e siècle, l’église de Montréal, près d’Avallon, avec les croix sur ses quatre pignons, de la fin du 12e siècle (Viollet-le-Duc 1875: 419, 423, Figs. 1, 2, 5). À cette même époque, à Byzance et en Orient Chrétien, on connaît des croix avec des branches redoublées même si leurs extrémités ont des formes différentes et parfois arrondies comme, par exemple en Bulgarie, à Pliska (Henning 2007 : 675, taf.5: 60 ; Doncheva-Petkova 2011 : 238-239, 477-478, 718, Fig. 69, Tab. 192, no 1200-1206 [type 1.4.13.1 de la classification de l’auteur]) ou en Terre Sainte (Israeli, Mevorah 2000 : 140). Certains types, dont la répartition géographique va des Balkans à la Suède, reprennent parfois des formes plus anciennes attestées aux 6e-7e siècles (Staecker 1999 : 70-71, 118-120).

Le parallèle le plus proche de la croix de Tours est néanmoins fourni par l’Europe de l’Est et plus précisément par le territoire de la Rous Ancienne (le nord de l’actuelle Ukraine, la Biélorussie ainsi que l’Ouest et le Nord de la Russie) où, sur la motte castrale « Knyazaya Gora » (« Montagne du Prince », aujourd’hui la région de Kanev, Cerkassy oblast’, Ukraine), a été mise au jour une croix d’un métal non identifié que les auteurs ont datée sans explications du 13e siècle (Khanenko 1900 : 6, Tab. 19 : 225). Les dimensions sont 49x32 mm (58x32 mm avec le dispositif de suspension) et elle a des proportions un peu allongées. Effectivement sa datation peut être étendue aux 11e-12e siècles.


Croix de Knyazaya Gora

Il est certain que la croix de Tours constitue un objet exceptionnel à l’échelle de la ville, par sa présence autant que par son matériau. Comme objet de culte, elle doit provenir non pas d’échanges commerciaux mais de contacts individuels. On peut imaginer que cette croix a été rapportée de contrées lointaines à l’occasion d’un voyage ou d’un pèlerinage et doit encore appartenir à des souvenirs familiaux. Néanmoins la fabrication sur place d’un objet sacral unique ne devrait pas être exclue. La culture médiévale chrétienne était une culture de l’imitation par excellence. Des objets prestigieux et peu communs rencontrés pendant de longs voyages pouvaient inspirer des répliques locales dans le style assez primitif, ce qui est souvent attesté dans les résultats des fouilles des sites de la Rous Ancienne et de la France médiévale. Par exemple, dans la petite résidence établie dans la seconde moitié du 10e siècle par les comtes d’Angoulême, de la dynastie Taillefer, à Andone (Villejoubert, Charente), les fouilles ont mis au jour une fibule en étain-plomb qui imitait des prototypes en argent d’origine anglo-saxonne ou germanique et réalisée dans un médiocre alliage (Bourgeois, Dieudonné-Glad, Rodet-Belarbi 2009 : 501). Dans notre cas le matériau simple et modeste (plomb) dans lequel la croix a été fabriquée est aussi un indice sérieux de son exécution sur place plutôt que de sa provenance lointaine. Le plus vraisemblable est que les deux croix, celle de « Knyazaya Gora » et celle de Tours ont été exécutées indépendamment l'une de l'autre selon un modèle qui était typique en Orient à l’époque médiévale.

D’autres marqueurs du luxe trouvés à Tours peuvent nous indiquer les sources et les voies probables d’épanouissement d’une telle inspiration. Plus précisément il s’agit d’un fragment d’objet, n° 30 (RT 5) (platine de fibule ? cabochon ?) provenant de l’enclos (Section 2, E60) et qui appartient à la même période 2f (750-825). Il est composé de deux parties où la feuille d'or très pur avec la surface décorée, portant des traces de mercure, recouvre par endroit la feuille de cuivre sous-jacente sur les bords. La feuille d’or porte la représentation d’une croix, au sommet et aux bras potencés, posée sur une base ou un socle rectangulaire. Le cuivre qui a été utilisé pour la fabrication de l’objet est sans impuretés, mais les analyses ont attesté la présence de mercure et des traces dues à la corrosion de la surface postérieure. Ces traces nous donnent des indications sur la fabrication : superposition d’une une feuille d'or appliquée au mercure à une feuille de cuivre, chauffe et frappe du décor cruciforme2. La corrosion de la feuille de cuivre lui a donné une épaisseur très exagérée par rapport à l'épaisseur d'origine, de l'ordre de 1 ou 2/10 de mm. Le recouvrement par l'or peut indiquer l'épaisseur de la feuille de cuivre à l'origine qui était entourée de 2 feuilles d'or dont une (postérieure) a disparu. L'objet aurait eu la structure des monnaies dites fourrées : une feuille centrale entourée de deux feuilles d'un métal plus précieux, or ou argent.

2 Identification de la technique de fabrication par Bernard Gratuze. Voir note 1.

Sans doute la croix dessinée sur cet objet présente-t-elle certaines similitudes stylistiques et iconographiques avec les croix connues sur les objets d’art et monnaies byzantins des 7e-9e siècles même si dans le dernier cas leur base est présentée autrement et composée de plusieurs degrés (Grierson 1968 ; 1973). Ces monnaies sont connues sur le territoire de la France médiévale (Morrisson, Lafaurie 1987). De la même manière, la croix potencée est attestée sur les objets de la vie quotidienne de l’espace byzantin : une bague de bronze au cabochon en verre décoré d’un tel dessin a été trouvée à Trepcza, à l’époque une forteresse aux frontières de la Rous Ancienne, aujourd’hui près de la ville Sanok en Pologne de l’Est (Ginalski 2012: 320, 321, Figs 13 :f, 14 : b).

Néanmoins la croix potencée est aussi une représentation partagée par des monnaies mérovingiennes et des objets d’art européen de l’époque carolingienne et ottonienne. On peut voir ce motif chrétien sur certaines plaques-boucles mérovingiennes comme une décoration supplémentaire (voir par exemple : Flèche-Mourgue 1988). Les parallèles très proches du décor de la croix sur l’objet n°30 sont présentées sur une série de tremisses de l’ancien port de commerce de Quentovic attribuée au premier monétaire Anglus de l’époque du roi Dagobert (625-635) (Lafaurie 1996 : 201-202, 228-229, pl.30, n° 53-61 [type VIIIb - « croix, sommet et bras potencés » - de la classification de l’auteur] ; voir aussi à ce propos Lephay (1982) ; sur le site, voir récemment : Lebecq, Bethouart, Verslype 2010). La circulation des monnaies de Quentovic est historiquement attestée entre Loire et Meuse (Bruand 2002 : 25).

De ce fait, il est probable que nous devions chercher l’origine de l’objet à la croix potencée en Europe Occidentale en général, et en Allemagne en particulier, où les croix potencées étaient présentes sur des objets différents. On peut en voir, par exemple, sur une fibule de bronze de la deuxième moitié du 10e - début du 11e siècle trouvée à Gars-Thunau, Basse-Autriche (Das Reich der Salier 1992: 123, no 21). Le style de son exécution est aussi proche de certaines orfèvreries germaniques. Les influences culturelles entre monde franc et monde germanique de l’époque sont largement attestées et l’on en verra une des preuves dans une fibule en bronze émaillé décorée d'un oiseau mise au jour à Andone. Son origine du sud de l'Empire germanique est très vraisemblable, même si les auteurs admettent des liens avec l’espace anglo-saxon (Bourgeois, Biron 2009 : 125-130 ; Bourgeois 2010 : 23). La vie quotidienne de Charavines-Colletière, connue archéologiquement, elle aussi porte les traces de relations avec l’espace germanique parmi lesquelles on peut citer les épingles à tête ronde et certains types de la céramique commune (Colardelle, Verdel 1993: 217, 218,s. 150: 18-21).

Ce bref survol montre que la culture européenne occidentale de l’époque pouvait facilement générer elle-même le décor avec la croix potencée sans aucune aide de l’Orient. En même temps on ne peut pas exclure l’existence des stimulants culturels qui ont y pénétré depuis Byzance par l’Europe Centrale. La présence des objets byzantins et de leurs imitations est attestée sur les sites allemands des 10e-11e siècles parmi lesquels la forteresse de Kenstein (arrondissement de Goslar, Basse-Saxe, Allemagne) a fourni les croix en os avec un crucifix stylisé et une cuiller probablement liturgique en alliage cuivreux (Steinmetz 2002: 84, 100, 102, 104-105, Figs. 75, 85, 86). Évidemment, de rares objets « exotiques » pouvaient pénétrer en France directement depuis la zone culturelle orientale (par exemple, verrerie islamique, imitation de bol en céladon chinois réalisée au Proche-Orient trouvés à Andone, voir Bourgeois, Velde 2009, Bourgeois, Velde, Véquaud 2009 ; Velde, Gratuze 2009, Bourgeois 2010 : 23). Cela n’empêche pas d’imaginer que la croix de plomb ou son modèle ont été apportés en Francia via l’Europe Centrale et que le décor avec la croix potencée a été généré sur la base de l’héritage culturel de l’Europe Occidentale.

Revenons à la datation de la croix en plomb. Même si ses parallèles les plus proches appartiennent aux 10e-13e siècles, sa datation plus ancienne n’est pas impossible. Il faut tenir compte des particularités de la culture chrétienne qui était toujours « une culture des exemples » ou « des imitations » et possédait un caractère à la fois rétrospectif, restaurateur et rénovateur. A l'époque des 6e-7e siècles, on peut trouver des exemples de croix possédant tous les éléments constitutifs de la croix de Tours et présentant certaines analogies avec elle. Par exemple dans la sépulture SP79 d’un enfant dans la nécropole Porsuk (Ulukisla, Cappadoce méridionale, Turquie), avec une datation générale du 4e-7e siècle, a été mise au jour une croix en bronze (26*21 mm) dont les branches tridimensionnelles sont composées de trois petit cônes inversés (Blaizot 1999 : 182, 194, Fig.3a). A l’époque, un tel aspect de la croix était largement répandu. On peut observer un type de croix composée assez proche sur les représentations des ampoules de pèlerins en Terre Sainte à Bobbio (ampoules 1, 2, 3) et à Monza (ampoule 11), à la fin du 6e siècle (Grabar 1958 : pl.18, 32, 33, 34, voir surtout l’ampoule 1 de Bobbio, pl.32). Comme je l’ai mentionné déjà plus haut, l’art religieux à l’époque post-iconoclaste et médiévale retournait très souvent aux formes de la croix de l’Antiquité Tardive. On peut attester de tels exemples en Grèce dans les sépultures du 10e-11e siècle (Thessalonique, Musée de la Culture Byzantine, 35x23 mm ; Kypraiou 1997 : 221, no 271), en Bulgarie à Pliska dans la sépulture 12 dans la nécropole près du mur sud de la forteresse daté des années 1050-1060 (Doncheva-Petkova 2011 : 258-260, 489, 730, Fig.76, Tab. 204, no 1308 [type 1.4.21.1 de la classification de l’auteur]), en Roumanie (Tulcea) dans la nécropole à Isakcha (11e-12e siècle ; Vasiliu 1984 : 123, 532, Tab.8 : 23, no 51) et en Asie Mineure (les sépultures près de l’église du 10e-11e siècle à Bogazköy-Hattuša ; Böhlendorf-Arslan 2012: 364, 365, Abb.13: 22; une découverte fortuite, Haluk Perk Collection, Istanbul, Turquie; Isin, Erginer et al. 2003 : 118).

Quelle que soit la datation exacte de la croix, sa présence dans le contexte archéologique qui caractérise le lieu de résidence de l’élite pour un période longue, ne semble pas être due au hasard ou accidentelle. Les contextes découverts sur le site montrent bien leur fonction défensive ou militaire latente. La croix en question peut être un des marqueurs sociaux pour les occupants des enclos aussi bien que des fers à cheval, pointes de flèches etc. À cet égard il convient de noter que les groupes militaires des sociétés chrétiennes, surtout aux frontières ou pendant des périodes conflictuelles, soulignaient traditionnellement leur identité religieuse par des accessoires chrétiens variés. Par ailleurs la fonction militaire, comme activité qui comporte des risques, demandait toujours plus de gestes de dévotion pour se protéger. Ce fait de psychologie religieuse est bien attesté par les données archéologiques qui ont mis au jour les restes de la vie quotidienne des troupes de garnison (pour les Balkans voir : Uenze 1992 : 523, 543; pour l’Asie Mineure voir : Redford 1998 : 164, 175; pour la situation en Europe de l’Est médiévale voir : Musin 2005 passim ; voir aussi : Pitarakis 2006 : 140-141 ; sur le phénomène de la culture militaire chrétienne en général voir : Solages 1946; Flori 1983) et la croix de Tours ne fait pas exception.

Par conséquent, la datation de la croix des 10e - première moitié du 11e siècles, qui correspondent plus ou moins au périodes 2g (800-900) et postérieures 2h-2i très bouleversées et mal documentées (Cf. Section 2), est à mon avis la plus vraisemblable. Il faut aussi prendre en compte que, stratigraphiquement, le contexte de découverte ne peut pas être postérieur au milieu du 11e siècle du fait d’un remblai qui recouvre toutes les couches précédentes. Les années 1044-1068, date de construction de la résidence, sont un terminus ante quem pour la déposition de la croix.

Pour autant le contexte social de la découverte et certaines analogies avec la culture de l’époque précédente n’excluent pas son appartenance à la période 2f (750-825) à laquelle elle se rattache bien comme un marqueur possible des guerriers chrétiens qui pouvaient être ouverts à l’influence de la culture méditerranéenne orientale. On peut espérer que de nouvelles recherches dans la ville pourront apporter des preuves additionnelles des contacts de la population locale avec Byzance.