Accueil du site > Doctorants > Leroux Pascal
lat
L’image des villes de l’occident romain de la fin de la République au Haut-Empire, Thèse, Université de Tours.
Dans le contexte de la romanisation et de l’acculturation de l’Occident, qui se produit pendant la période retenue, quel regard portaient les Romains sur les villes de leur Empire ?
Malgré l’ambiguïté de leur jugement sur la ville, souvent perçue négativement, comme facteur de corruption orale, par des Romains nostalgiques de leurs origines pastorales, ceux-ci ont utilisé l’urbanisation comme un instrument de domination politique et culturel. Dans ce but, ils ont élaboré, à partir du IVe siècle av. J.-C., à l’occasion de leurs premières fondations coloniales, un modèle exigeant de la ville, proposé aux populations conquises. C’est aussi à l’aune de ce modèle que les Romains jugent les villes indigènes qu’ils rencontrent au fur et à mesure de leur expansion. L’analyse du vocabulaire employé par les auteurs latins de la fin de la République montre que ces agglomérations sont le plus souvent qualifiées non d’urbes, mais d’oppida, terme qui ne nie pas la qualité de ville, mais est connoté plus militairement que politiquement. Dans le livre VII de la Guerre des Gaules, César qualifie cependant certaines villes du centre de la Gaule d’urbes, reconnaissant qu’elles se conforment déjà en partie au modèle établi par Rome. De façon assez rapide, au cours du 1er siècle ap. J.-C., on constate statistiquement le déclin et la quasi-disparition du mot oppidum au profit d’urbs, y compris en Occident, conséquence de la romanisation culturelle et politique de cette région, et de la disparition des fonctions militaires de ses agglomérations. Du point de vue du vocabulaire, les villes occidentales sont alors qualifiées de la même façon que celles d’Orient. Mais, à la lecture et l’analyse des différents genres de la littérature latine, on constate que le regard porté sur ces deux réalités urbaines n’est pas pour autant devenu équivalent.
Les géographes, même s’ils constituent la source la plus abondante en la matière, construisent des villes de l’Occident une image avant tout administrative, assez peu suggestive. En cela, ils témoignent de la réussite politique de la romanisation et célèbrent l’ ?uvre augustéenne de réorganisation du monde. A l’inverse, ils ne possèdent pas la curiosité des Grecs, Polybe et Strabon notamment, pour l’aspect visuel des villes qu’ils évoquent, pour leurs sites, leurs particularismes topographiques ou esthétiques, leurs monuments... Ce plus grand intérêt porté aux statuts des villes qu’à leur réalité concrète est une manifestation du caractère romain, qui perçoit plutôt la ville comme un instrument de contrôle politique que comme un facteur de progrès pour l’humanité. Chez les historiens, la ville occidentale apparaît d’abord en tant qu’obstacle à la conquête romaine, dans des régions comme l’Espagne, l’Afrique ou la Gaule. Une fois celles-ci conquises, leurs villes ne suscitent plus guère l’intérêt des auteurs. Dans cette optique, il importe essentiellement de donner des urbes et des oppida qu’ils soient italiens, grecs ou barbares, une image de puissance et de force. La description des sites, souvent escarpés, et des structures défensives, autant exotiques qu’efficaces (oppida natura manuque munita), sert à glorifier le conquérant qui a su s’en emparer, et indirectement la cité qui l’a missionné. Souvent, elle a aussi pour but de justifier les difficultés, voire les échecs, rencontrés. Dans les oeuvres des philosophes, les images urbaines sont tout autre, puisque sont prêtés aux villes des traits humains, conformément à la pratique rhétorique grecque de l’éloge. Les villes ont donc chacune leur caractère propre, leurs qualités et leurs défauts, tout comme les grands hommes du passé auxquels se réfèrent Cicéron, Valère Maxime et Sénèque. Ceux-ci se servent aussi de villes, peu nombreuses au demeurant, pour bâtir des exempla édifiants, qui leur sont d’ailleurs souvent communs. Positivement ou négativement, Massilia, Capoue, Syracuse, Sagonte sont comparées à Rome, l’Urbs par excellence, dont on fait ainsi ressortir les forces et les faiblesses. les poètes latins, enfin s’intéressent peu à la ville, dans le cadre d’un genre de plus en plus influencé, à partir d’Auguste surtout, par les tendances bucoliques. Seules les épopées d’inspiration historique, comme l’Enéide de Virgile et la Guerre punique de Silius Italicus, se prêtent à des descriptions un peu élaborées de villes. Mais, pour l’essentiel, l’image des villes se réduit dans la poésie latine à des épithètes de nature, parfois porteuses de riches représentations visuelles, mais souvent ternes et stéréotypées.
Dans le domaine iconographique, on constate que les Romains ne représentent pas aisément la ville. Ces réticences ne sont pas pour étonner, dans la mesure où elles sont le reflet de mentalités que l’étude de la littérature, philosophique et poétique notamment, avait permis de comprendre. On est frappé de la correspondance qui existe entre les genres littéraires où la ville est présente et l’iconographie. Dans les récits historiques, la prise des villes était le moment fort de la narration. De même, des transcriptions iconographiques, sous forme de peintures ou de maquettes, de ces épisodes étaient régulièrement présentées au peuple romain dans les triomphes de l’époque républicaine. La Colonne trajane, sur la frise de laquelle les villes daces, aux puissantes fortifications, sont nombreuses, témoigne de la persistance sous l’Empire de cette pratique dans l’art officiel. A l’inverse, les poètes évoquaient beaucoup plus aisément la campagne que la ville. Les peintres des villae romano-campaniennes et leurs commanditaires partageaient cette mentalité bucolique et anti-citadine, qui décoraient plus volontiers les murs des cubicula, des triclina et des péristyles de scènes sacro-idylliques et de représentations de villae maritimes que d’urbes. Aucun aristocrate n’eût en effet souhaité retrouver dans son lieu de retraite les paysages qu’il fuyait, pas plus qu’il n’eût voulu que les poètes qu’il hébergeait lui chantent les carmes de la ville. Seules les villes de la mythologie grecque, tirées des épisodes alors populaires chez les poètes (la prise de Troie, Icare, Hésioné), avaient droit de cité, à Pompéi notamment, souvent interprétées à la lueur de la réalité urbaine contemporaine. Mais, il semble bien que l’ensemble de la population romaine ne partageait plus, sous le Haut-Empire, ces réticences aristocratiques. Les visiteurs de Pouzzoles, originaires de toutes les provinces de l’Empire, avaient en effet pour habitude d’emporter en souvenir de leur voyage un vase gravé d’images de la ville campanienne. Les sujets urbains étaient aussi assez fréquents dans la décoration des lampes à huile, tandis que bien des mosaïques décorant les villae et les domus des provinces occidentales étaient ornées de murailles et de portes de villes, thème rare en Italie, sauf à Ostie, port réceptif aux influences provinciales.
Au total, il apparaît qu’un Romain de la fin de la République ou du Haut-Empire, à la lecture des ouvrages à sa disposition et à la vue des rares images urbaines qui l’entouraient, n’était vraiment en mesure de se faire une représentation précise, pour l’Occident, que des villes d’Italie, et dans une moindre mesure, de celles du reste du pourtour du bassin méditerranéen occidental. Ce n’est qu’au IVe siècle ap. J.-C. que les principales agglomérations d’Occident commencent à concurrencer en terme d’image leurs homologues orientales. Dans son Ordo urbium nobilium, Ausone place ainsi dans les premiers rangs, pour leur renom et leur beauté, plusieurs villes occidentales, dont Trèves, Milan, Arles, Toulouse et Bordeaux. Cela témoigne du fait que prétendre mettre sur un pied d’égalité villes d’Occident et d’Orient, voire donner la primauté à celles-là, ne paraît plus au IVe siècle absurde et incongru, comme cela l’aurait à l’évidence été au cours des siècles précédents. C’est seulement alors que le temps a donné aux plus importantes villes de l’Occident romain, vieilles désormais de quatre ou cinq siècles, la légitimité que leurs monuments, trop neufs peut-être, ne pouvaient seuls leur accorder aux siècles précédents. Comme une oeuvre d’art, une image urbaine gagne à être patinée par le temps...