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Expropriation et grands barrages en Tunisie du Nord-Ouest : les processus de territorialisation des déplacés « de force » dans le cadre du Plan directeur des Eaux du Nord tunisien
Thèse commencée en 2007
En 2003, l’Unité du développement durable et de la réduction de la pauvreté de la Banque africaine de développement a défini dans son rapport annuel l’expropriation comme « une action d’un État consistant à confisquer ou à modifier les droits de propriétés d’un individu, dans l’exercice de sa souveraineté ». Cette définition, hélas incomplète, nous éclaire sur la portée juridique, foncière et politique de l’expropriation. Roger Brunet , quant à lui, considère l’expropriation comme « une aliénation forcée d’un bien, en général foncier ou immobilier. En pays policé et démocratique, il s’agit d’une dépossession à la suite d’une décision publique et dans l’intérêt public. Elle est donc à la fois d’appropriation ( ou de réappropriation, et son contraire ». Les deux définitions s’accordent à placer notre notion au croisement de la géographie sociale, du droit et des sciences de la planification. Cependant, rien dans ces définitions ne réfère aux mobilités « forcées » de la population. Une migration que l’État tunisien décline sous la forme d’un déplacement « involontaire » dans le cadre du Plan directeur des eaux du Nord et de l’extrême Nord. Dans ce document, ce type de déplacement est ainsi présenté : « Un projet de développement entraîne des pertes inévitables, d’une ampleur telle que les populations touchées n’ont d’autre choix que de refaire leurs vies, reconstituer leurs revenus et leur assise économique ailleurs. Les déplacés involontaires sont des personnes de tous âges, de toutes positions sociales et de toutes aptitudes, dont beaucoup n’ont aucun autre choix que d’abandonner leurs biens. Les déplacés involontaires sont des personnes nécessitant de l’aide » . Cette dernière définition est la plus complète. La notion de projet de développement reste, néanmoins, à situer dans son contexte national et, surtout, à soumettre aux rationalités des habitants. Ce recours à cet éventail conceptuel est légitimement lié à l’état de la recherche en matière d’expropriation en sciences humaines et sociales. Mis à part le travail de Fabienne Cavaillé sur ce thème , qu’elle traite dans les termes opportuns de « appropriation et expropriation de l’espace », nous déplorons le manque de travaux dans ce créneau. Pourtant, le géographe ne pourrait pas négliger cette entrée problématisée de la dynamique socio-spatiale. Ainsi, n’est-il pas opportun de se demander à quels moments se cristallise l’attachement de l’individu à sa terre et à sa communauté ? N’est-ce pas au moment où il doit précisément s’en séparer ? Est-ce qu’un espace, au moment où il se vide de sa société, ne pourrait pas nous renseigner sur son sens communautaire, idéel et symbolique ? Dans quelles limites est-ce qu’un territoire se vit et survit dans les modes d’appropriation et de représentations dans un nouveau cadre de vie ? Comment se restitue-t-il à travers un habitus territorial dans la construction d’un projet de vie ?
En outre qu’en est-il de l’état de la recherche sur cette partie du Tell tunisien ouest- occidental ? L’espace des Mogods et des Khmirs a déjà fait l’objet de recherches pour ce qui est des rapports de l’État à ses montagnes et pour ce qui est des interactions des habitants à cet espace. Les travaux de Sophie Bouju et de ses collègues s’inscrivent dans cette voie. Ils ne se limitent pas qu’à exposer les politiques de l’État tunisien en Khroumirie, mais ils mettent aussi l’accent sur la diversité des intervenants actifs dans cette région ( ONG, organismes privés et publics). Ils démontrent que les logiques « des paysans et forestiers » sont d’une grande complexité : celles-ci sont d’autant plus exacerbées par des rationalités contestataires des habitants farouchement antagonistes à la logique de l’État. Dans son approche écosystèmique de recherche orientée vers l’étude des interactions Homme- forêt, S. Bouju a tranché nettement avec les recherches antérieures sur les Khmirs et les Mogods, qui se limitaient à des monographies descriptives. Les travaux précédents ont instruit des ouvrages d’ordre botanique, géomorphologique, sylvobiologique et, plus tardivement, anthropologique. Cette sclérose de l’état de la recherche en sciences humaines et sociales dans cette partie de la Tunisie pourrait- être imputée à la nature même de ce terrain, inhospitalière, marginale et inaccessible, ainsi qu’à la complexité des dynamiques et mutations qu’il connaît aussi bien socialement qu’environnementalement (exode rural, détérioration du cadre de vie, paupérisation des habitants). Nous nous inscrivons dans la continuité des approches écosystémiques et phénoménologiques. Nous ne souhaitons agréger les différents systèmes d’acteurs privés et publics dans cette zone ( État et grands barrages, habitants et ONG…) que dans le but de décrypter les mécanismes du déracinement communautaire et des modalités de la construction individuelle de la réinstallations de la population déplacée. Le choix de cette méthodologie vise à expliquer les paradoxes des politiques tunisiennes volontaristes dans cette région qui ont pour objectifs, d’un côté l’aide au développement et la promotion d’une agriculture moderne, intensive et familiale en premier lieu ; la récupération socio-politique et l’assistance sociale en second lieu, alors que, d’un autre coté, elles s’accompagnent d’un désengagement annoncé, des stratégies participatives et des logiques d’aménagement hydrauliques, minières, contestées. En considérant que ces projets d’utilité publique « expropriants » sont totalement antagonistes aux principes de développement social et incohérents quant aux coûts humains et écologiques occasionnés par ces barrages, nous nous proposons de questionner les effets de ces migrations « forcées » d’une population déracinée en confrontant ce que les institutions déclinent comme « déplacement involontaire » et que la population vit comme expropriation. Nous voulons interroger les modes d’appropriation du sol, des biens, des ressources, des réseaux … de l’espace d’installation. Nous souhaitons enfin mettre en évidence les compétences d’une population à assumer les changements : « Qui [sont] en quelque sorte le produit de sa masse par sa capacité à produire et surtout à innover » ( Brunet, 2001). Par ailleurs, quels sont les outils méthodologiques à utiliser pour appréhender l’expropriation comme un vecteur de l’action territoriale dans ses diverses dialectiques ? Dans notre sujet, l’expropriation déconstruit le lieu de départ pour pousser l’exproprié à se construire dans un lieu d’arrivée. Nous sommes face à un effort constant de redéfinition des différentes échelles en jeu ( locale, régionale et nationale), au sein d’une approche hypothético-déductive. Nous avançons donc les hypothèses suivantes : • L’aménagement hydraulique en Tunisie est conçu en tant qu’entité, une entité qui correspond à une fonction dont l’échelle de référence ainsi que la logique dépassent largement celles de la population • Les flux migratoires s’opèrent dans un rayon de 100 km et ne sortent pas du cadre du gouvernorat ( Béja pour Sidi El Barrak, Bizerte pour le barrage de Séjnane et Jendouba pour le barrage de Barbara) • L’action d’atomisation de l’État des actions contestataires est doublée par un effort pernicieux de clientélisme social dans cette région. • La société locale est d’un manichéisme primaire dans sa déterritorialisation, mais d’une grande créativité dans son projet de vie de relogement • Le rôle décisif de la femme dans la formulation du projet de vie, dans les modes d’appropriation et de socialisation. Voire, dans la maîtrise des facteurs de transformation de son système social et spatial Afin de vérifier ces hypothèses, nos outils méthodologiques sont : • l’observation directe • l’entretien avec les acteurs publics et privés dans les zones de départ et d’arrivée • le travail sur le cadre réglementaire et institutionnel des grands barrages en Tunisie • Une approche statistique lorsque cela est possible
Aussi, envisageons-nous notre thèse en continuité avec le travail entrepris durant l’année de master 2. Notre sujet était : « essai d’analyse des conflits d’aménagement inhérents a l’implantation du barrage Sidi El Barrak en Tunisie du Nord-ouest : les stratégies d’acteurs et les logiques des systèmes d’actions ». Ce travail ne se limitait qu’au barrage Sidi El Barrak dans la région de Nefza. Pour la thèse, ce travail ne va constituer qu’une partie des thèmes étudiés et de l’espace questionné. Ce choix répond à la nécessité de voir dans le PDEN ( le Plan directeur des eaux du Nord et de l’Extrême nord) une politique d’aménagement nationale qui finit par se concentrer intégralement dans le Tell septentrionnal (la Khroumirie, Mogod et Hdil). Ce plan d’aménagement se voit, de la sorte glisser des régions accessibles notamment de plaine, vers des régions montagneuses. En revanche, la thématique conflictuelle reste un élément fondamental dans la structuration des modes de déterritorialisation de ces zones qui se maintient autant dans la structuration de la construction territoriale des déplacés à la zone d’accueil de cette population. C’est ainsi que nous voulons comprendre l’aménagement hydraulique équipementier versus population turbulente en mouvement. Nous reste-t-il de comprendre à quel point ce déplacement involontaire est un choix de individuel choisi et réfléchi.