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Territorium civitatis. L’emprise de l’Église sur l’espace d’une cité et de ses environs : Clermont au XIIIe siècle. Thèse, Université de Paris I.
L’étude, centrée sur une époque souvent délaissée par les travaux portant sur les villes, se propose d’examiner le cas complexe d’une cité oubliée par l’historiographie universitaire (et même négligée par l’historiographie régionale depuis 1870, si l’on excepte les travaux de P.-F. Fournier) : Clermont (en Auvergne) au XIIIe siècle. Au-delà du cas monographique et de la simple topographie historique, l’approche spatiale de la ville - cité, suburbium, justice - vise à mesurer le rôle des institutions ecclésiastiques dans la formation et la stagnation de la cité. Il s’agit de proposer une topographique dynamique en relation avec l’évolution sociale et institutionnelle de la ville, le XIIIe siècle correspondant assurément à la phase la plus importante dans le développement de la ville entre le Haut Empire et l’époque industrielle : les causes de l’arrêt de croissance, dès le milieu du XIIIe siècle, bien avant les crises de la fin du Moyen Âge, doivent être recherchées ailleurs que dans le trop fameux triptyque famines-épidémies-guerres. Micro-topographie et société locale apparaissent toujours en toile de fond.
L’ouvrage comporte 4 tomes. Le premier contient introduction et première partie ; le t. II les deuxième et troisième parties ; le t. III édite les pièces justificatives, presque toutes inédites, dont le terrier « Dogue » (censier de 1242 pour Notre-Dame-du-Port) ; enfin le t. IV regroupe les documents figurés : plans anciens, vues anciennes, photographies contemporaines et surtout cartographie.
L’introduction de la thèse est complétée par un tableau historiographique (faisant une large part à l’historiographie des XVIIe et XVIIIe siècles), par la bibliographie générale et locale, et par le catalogue des sources (analyse de chaque pièce) pour la plupart conservées aux Archives Départementales du Puy-de-Dôme. L’écrasante majorité des sources manuscrites, souvent inédites (dont une petite partie est éditée dans le t. III), provient des fonds ecclésiastiques (séculiers et réguliers) ; l’attention portée à l’espace conduit à envisager une étude sur le temps long (Xe-XVe siècles) au-delà du seul long XIIIe siècle (vers 1195-vers 1320) et à utiliser les sources iconographiques et planimétriques modernes (vues et plans d’Ancien Régime) et contemporaines (cadastre de 1831, plans actuels). L’analyse des plans, régressive, est recoupée avec une approche très précise des quartiers, au niveau des masses parcellaires, voire des parcelles elles-mêmes puisque les biens immeubles rencontrés dans les transactions foncières correspondent à des parcelles. À l’intérieur de l’étude générale de Clermont, le cas du chapitre séculier et de la paroisse Notre-Dame-du-Port (quartier intra-muros et terroirs extra-muros) permet d’affiner l’approche, notamment l’étude de la propriété et du parcellaire.
La première partie dresse le tableau politique et institutionnel de Clermont au XIIIe siècle : l’augmentation des actes permis par le développement des notaires (officialité mise en place vers 1217, notaires royaux dès 1275 et notaires publics par pénétration de la pratique méridionale à partir de 1284) conduit à la formation d’un vocabulaire urbain où apparaissent non seulement les quartiers et la topographie de la ville, mais aussi la forte présence du clergé clermontois et sa maîtrise de l’espace (réelle, par le foncier, et symbolique, par l’acte écrit). Le milieu du XIIIe siècle constitue un moment charnière : au moment où la ville atteint son extension maximale en superficie bâtie, à l’intérieur de la grande enceinte (déjà en place au début du siècle) comme au dehors, la crise politique opposant l’évêque aux bourgeois, un temps conjurés et organisés en commune illicite, tourne à l’avantage du roi de France qui confisque les privilèges bourgeois sans jamais les restituer et obtient également la condamnation de l’évêque en Parlement pour détérioration de l’enceinte au préjudice de la chose publique. La cristallisation des conflits autour du système de défense et, plus généralement, des symboles propres aux franchises urbaines (clefs des ports, entretien des murs, possession d’un sceau, d’un coffre d’archives et d’un lieu de réunion), consacre l’incapacité juridique des bourgeois face à un clergé séculier omnipotent. Clermont comprend autour de sa cathédrale, de son évêché et de son chapitre cathédral, deux couronnes, l’une intra-muros dominée par les 3 collégiales séculières, l’autre extra-muros marquée par les établissements réguliers (3 avant 1200 : bénédictins de Saint-Alyre, prémontrés de Saint-André, chanoines réguliers de Chantoin ; 7 en comptant les couvents de mendiants un siècle plus tard : Prêcheurs, Cordeliers, Sachets puis Carmes, Clarisses). Parmi les chanoines séculiers, ceux de Notre-Dame-du-Port sortent du lot : la riche documentation montre comment le chapitre, installé dans une église probablement fondée au milieu du Xe siècle, s’invente une origine très ancienne et parvient à imprimer sa marque sur tout un quartier de la ville. Au total, le bilan socio-politique montre la forte implication des clercs dans la vie urbaine au détriment des bourgeois. C’est une véritable cléricalisation de l’espace urbain qui se dessine. Si le roi de France ne parvient pas à occuper une place de choix dans la ville (à l’inverse du Puy, par exemple, où Philippe le Bel impose un pariage), les bourgeois préfèrent se retirer du jeu politique et l’abandonner aux luttes internes du clergé : à partir de 1270 et surtout après 1316, le chapitre cathédral s’oppose parfois violemment à l’évêque autour de la possession des Cinq Portes de la petite enceinte du haut Moyen Âge (quartier de la Cité au sens étroit du terme) et de querelles de juridiction (les chanoines disposent de leur propre curia et du privilèges de juger les leurs : leur quasi-impunité permet de suivre la chronique ordinaire de la délinquance et de la criminalité canoniale en milieu urbain).
La deuxième partie envisage les modalités de contrôle économique et seigneurial sur l’espace urbain, principalement dans le cadre des seigneuries foncières ecclésiastiques. Paysages, production, fiscalité portent la marque du clergé. Dans un paysage dominé par la vigne, le produit de la dîme (laquelle en soi n’est pas ecclésiastique) apporte des revenus substantiels aux chapitres clermontois ; dans les zones humides ou situées à proximité des cours d’eau, le contrôle de l’eau par les seigneurs et les riverains constitue un enjeu de taille : moulins et prairies irriguées dégagent des revenus dont les chapitres et les abbayes profitent indirectement par le biais des censives auxquelles appartiennent les infrastructures économiques ou les parcelles irriguées. Les censives clermontoises les plus considérables sont celles de l’évêché et des chapitres ; celle du chapitre cathédral doit en réalité être distinguée de celles du prévôt et du doyen de la cathédrale, qui couvrent tout le secteur occidental de la ville intra-muros. La censive du Port est la plus facile à connaître, grâce au terrier « Dogue », censier général de 1242, qui vient après deux autres censiers (vers 1195-1200 et vers 1215-1220). À partir des censiers du XIIIe siècle, des terriers du XIVe et surtout des chartes séparées faisant état de transactions foncières (donations, ventes, échanges), une étude de la propriété immobilière et du marché foncier est possible. Elle montre tout d’abord que les tenanciers, véritables propriétaires (au nom du dominium utile), pratiquent la location ou sous-accensement ; que les redevances et les rentes constituées circulent à un rythme rapide, au point que les immeubles supportent souvent plusieurs droits (cens, rentes, créances, assiettes diverses) qui dessinent un paysage fiscal plus qu’un tableau de la société clermontoise ; qu’enfin à l’atomisation de la propriété au début du XIIIe siècle succèdent des tentatives de remembrements fonciers, par acquisition de parcelles contiguës, en ville comme dans la ceinture maraîchère de la ville où émergent au tournant du siècle plusieurs domaines et manoirs. Clercs, nobles et bourgeois gèrent leurs revenus, jouant de plusieurs moyens financiers (vente à réméré, mise en gage) présentés le plus souvent sous des formes (ventes, fiefs-rentes) qui tentent de masquer le crédit. En termes d’espace, le marché immobilier se traduit par la création de lotissements urbains et de domaines agricoles suburbains (jardins et vignes organisés en clos) parfois associés à des manoirs aristocratiques ou bourgeois. L’échec de la plupart des lotissements apparaît dans leur conversion fréquente en simples clos de vignes ou leur cession onéreuse aux chapitres et abbayes, moyen pour les entrepreneurs, le plus souvent des bourgeois (par exemple Mathieu Gayte) ou des clercs à titre privé (Guillaume de Cébazat, doyen de Clermont), de disposer de capitaux investis ailleurs. En termes de bâti, les documents montrent que les habitations clermontoises n’ont souvent qu’un ou deux étages, mais qu’elles disposent de caves parfois sur deux niveaux, ainsi que d’ouvroirs dans certains quartiers. La ville paraît densément bâtie dans sa partie ouest surtout - les maisons étant toujours en front de rue, les jardins et les cours étant derrière, laissant à peine quelques espaces vacants occupés par les cimetières et les rares places publiques - moins dans sa partie est et sud-est.
La troisième partie - après la première partie institutionnelle et la seconde partie économique et juridique - est consacrée à la formation de Clermont, à sa morphogenèse : les contraintes topographiques, le rôle des institutions et des particuliers, enfin les aspects conjoncturels (en particulier l’adaptation de la topographie à la défense des populations en temps de guerre) sont pris en considération. La formation du territoire de l’actuelle commune de Clermont-Ferrand est étudiée de manière régressive, avant de laisser place à l’approche systématique de la morphologie urbaine. Les justices de Clermont (évêque) et de Montferrand (comte Dauphin, puis sire de Beaujeu, enfin roi de France) n’ont pas vu leurs limites établies au hasard : si les éléments saillants du paysage ont été utilisés (buttes ou crêtes, cours d’eau) et complétés dans les zones planes par des menhirs (« pierres longues ») et surtout par des croix de limites, d’autres marqueurs plus originaux sont constitués par des églises très anciennes devenues pour la plupart inutiles et par des villae connues aux Xe et XIe siècles mais disparues avant le XIIIe siècle. Clermont s’est donc nourri de villages et de manses dont elle a fait table rase en concentrant l’habitat. Le cas voisin de Montferrand (à 1700 m de Clermont seulement), au XIIe siècle, montre une évolution semblable. La morphologie du bâti suggère qu’à partir d’une ville double (évêché sur la butte, « Clermont » au sens strict, et vicus christianorum de Grégoire de Tours, devenu plus tard bourg Saint-Alyre, dans la dépression traversée au nord-ouest par la Tiretaine), Clermont n’a qu’imparfaitement réussi sa transformation en grande ville emmurée dans une grande enceinte. Cette dernière laisse en effet de nombreux faubourgs et paroisses hors les murs et ne modifie pas le réseau paroissial. Les trois excroissances qu’elle englobe présentent des faciès différents : à l’ouest (autour de Saint-Pierre et de la rue des Gras), le bâti est dense et il s’agit de la partie la plus ancienne de la ville hors de la Cité aux Cinq Portes ; au nord-est, le quartier du Port parvient à se structurer autour de la collégiale dont le cimetière, comme celui de la petite église voisine Saint-Laurent, est partiellement loti ; en revanche, le quartier Saint-Genès, au sud, ne présente pas de forte cohérence, comme si la collégiale Saint-Genès n’avait été que tardivement rattachée à Clermont. L’implantation des couvents de mendiants, dans les années 1230-1290, vient occuper d’anciennes vignes (Jacobins) ou les rentrants de l’enceinte (Cordeliers, Sachets, Carmes). Dans le suburbium, les églises organisent de petits quartiers parmi lesquels le bourg Saint-Alyre au sud de la grande abbaye bénédictine. Saint-Alyre, doté d’une justice propre et d’une clôture, poursuit son autonomie en renforçant ses fortifications à la fin du Moyen Âge. L’étude scrupuleuse du vocabulaire des sources montre que civitas désigne tantôt le quartier enclos par l’enceinte du bas Empire (2,7 ha), tantôt la ville enclose dans la grande enceinte (37 ha) ; au-delà apparaît le suburbium dont la partie la plus proche de l’enceinte porte le curieux nom de territorium civitatis, d’abord ensemble de lots à bâtir (« pèdes »), bientôt simples terroirs (las Citas) rendus à la vigne après l’échec des lotissements, pour l’essentiel à l’est de Clermont.
Au total, Clermont ne montre pas une géographie socioprofessionnelle nette : à l’exception du Mazet (« Boucherie ») entre la cathédrale et Saint-Pierre et de la localisation de presque tous les hôtels détenus par les abbayes de la région dans la paroisse Saint-Genès (non loin du Marché au Blé), les quartiers ne révèlent aucune spécialisation économique, signe d’une atonie évidente : la ville fait figure de vaste grenier, cellier ou cave, bref de centre de redistribution à partir de stocks savamment amassés (rente seigneuriale), assurément pas de capitale économique de l’Auvergne. On comprend alors mieux pourquoi, à la fin du XIIIe siècle et au cours d’une bonne partie du siècle suivant, les bourgeois les plus entreprenants investissent leurs capitaux hors de l’Auvergne et choisissent les carrières royales, notamment les finances, ou les canonicats hors du diocèse de Clermont. La réussite des Gayte, Chauchat, Ayme ou Balbet ne s’explique pas autrement que par l’investissement hors de Clermont de revenus tirés des rentes constituées.
Clermont apparaît donc à la fin du Moyen Âge non plus comme une ville double, mais comme une ville éclatée topographiquement et institutionnellement. Trois justices (évêque, Saint-Alyre et chapitre cathédral, dans le dernier cas juridiction ratione persone et non ratione loci), auxquelles il faut ajouter dès le XIIe siècle la distraction de Chamalières (ancienne partie du suburbium) à l’ouest et l’émergence de Montferrand à l’ouest (initiatives comtales), empêchent la formation d’une vaste justice épiscopale, malgré l’échec des bourgeois dans leur tentative d’instituer un consulat. En termes d’espace, le schéma-type développé dans l’Histoire de la France urbaine (1980), celui du passage de la ville multiple ou polynucléaire (souvent cité et faubourg) à la ville unifiée, ne fonctionne que très imparfaitement à Clermont. De surcroît, Clermont ne connaît pas non plus le « beau XIIIe siècle » aperçu dans d’autres villes ou dans d’autres contrées. Aussi le schéma général croissance-crise (XIIIe-XIVe siècles), celui d’une conjoncture générale à l’Occident, s’avère-t-il impropre à rendre compte du cas clermontois. Les causes sociales, politiques et économiques de l’inertie et de la crise, à Clermont, sont internes. Une fois les velléités consulaires brimées, Clermont peut tout juste exercer ses fonctions de capitale religieuse d’un des plus vastes diocèses de France (du moins jusqu’en 1317 lorsque Saint-Flour est démembré de Clermont pour former un nouveau diocèse) ; le siège royal lui est ravi par Riom, tandis que Montferrand, voisine très laïque, partage avec Clermont les fonctions économiques (foires et marchés tenus les mêmes jours) ; plus tard, au XVe siècle, nul prince ou roi ne vient enrayer l’atonie clermontoise, au contraire de cités comme Bourges ou Tours, ou même de simples agglomérations castrales comme Moulins dont les ducs de Berry font une capitale à 90 km au nord de Clermont. Clermont, aussi bien à l’échelle régionale (face à Riom et à Montferrand) qu’à l’échelle du royaume de France, peut passer pour l’archétype de la ville moyenne cléricalisée sans contrepoids communal ou princier ; la cité auvergnate, dans un environnement régional fort différent il est vrai, rejoint la cohorte des cités endormies dès le XIIIe siècle, comme Reims (P. Desportes) ou Laon (A. Saint-Denis). L’emprise de l’Église freine le développement urbain et décourage les initiatives bourgeoises, pourtant parfois concrétisées avec éclat hors de Clermont. L’étude du cas clermontois invite à revisiter les situations locales en étudiant le terreau urbain, au niveau des propriétés et des parcelles, sans pour autant négliger les facteurs institutionnels souvent exagérément pris en considération dans les monographies des villes.