Section 3I Modes de vie des occupants de la résidence, Etat 1 (Période 3b – 1044/60 – 1130/40) Chloé Genies, Philippe Husi, James Motteau
Les rubriques documentées Seul le mobilier présent dans les niveaux du rez-de-chaussée de la grande salle peut être affecté, sans risque d'erreur, à la première phase d'utilisation de la résidence elle même, et parfois au tout début des travaux de réfection. Tous les éléments découverts dans d’autres contextes (tour d’angle, extérieur) ne peuvent être affectés avec une précision suffisante. Le mobilier du rez-de-chaussée de la grande salle résulte de quelques décennies d'occupation entre 1044-1060 et 1130-1140, soit entre trois quarts de siècle et un siècle au plus. Il documente trois rubriques plus ou moins imbriquées : - l’entretien au jour le jour du site seigneurial et la vie des serviteurs ou gardiens, hommes d’arme permanents, - les préparations culinaires et leur consommation, dont l’importance documentaire est liée à la place tenue par les pièces de service dans l’emprise de la fouille, donc à celle des déchets qui concernent aussi bien le quotidien que l’exceptionnel : serviteurs et gardiens, haute aristocratie. - la présence épisodique de cette haute aristocratie, Chacune de ces trois rubriques est plus ou moins complètement documentée par la vaisselle de terre cuite ou de verre, par les ossements d’animaux consommés, par les objets personnels et l’équipement domestique.
La vaisselle en terre cuite (PH) Certains mobiliers, en grandes quantités, révèlent le fonctionnement des salles de service dont ils contribuent aussi à établir les caractéristiques par leur répétition. En effet, l’éventail des récipients en terre cuite mis au jour dans ces niveaux est extrêmement restreint, mais dans des effectifs importants (Pl. 3I, Fig. 2). On recense une majorité de pots, des pichets, des cruches et quelques couvercles (Husi 1996 ; 2003a ; 2008g ; h). La vaisselle de terre se révèle être ici un piètre marqueur social, d’autant qu’environ la moitié des récipients (256 sur un total de 550) sont des pots dont les traces d’usage au feu attestent l’utilisation pour la cuisson, donc dans les cuisines. En revanche, la grande quantité des découvertes de poteries, logiquement très fragmentées au vu de la fonction des lieux, renseigne sur l’intense activité qui devait exister dans des pièces de service régulièrement entretenues. L’usage plus ou moins permanent et important de ces espaces semble d’autant plus certain que la majorité des récipients usagés ont probablement été rejetés à l’extérieur, dans la Loire toute proche, ou sont venus combler des dépotoirs hors de l’emprise de la fouille. La vaisselle courante, réalisée dans des pâtes fines, bien tournée et d’une finition de qualité ne présente pourtant aucune originalité et trop peu fréquents sont les récipients suffisamment ostentatoires pour attester une table d’hôtes de choix. Les exceptions sont suffisamment rares pour qu’elles puissent être citées : quelques cruches glaçurées avec un bec tubulaire et parfois très légèrement décorées au niveau du col (cruche 1b) ; un pichet exogène, de grande qualité, réalisé dans une pâte blanche très fine, couvert d’un décor en chevrons sous glaçure, style de décor déjà observé sur des récipients angevins (pichet 9).
La vaisselle de verre (JM) Par comparaison avec la terre cuite, la vaisselle de verre est pratiquement inexistante : une partie inférieure de flacon se détache du lot représenté par quelques coupes ou bols dont la facture perpétue la technique et le décor des verreries immédiatement antérieures (filets et cordons rapportés) (Pl. 3I, Fig. 3). Provenant d'une fosse de l'extrême fin de l’Etat 2, un pied de verre à pied annonce la vaisselle du bas Moyen Age, alors qu'un fragment de jambe pourrait appartenir à un calice (Motteau 2005 : 13). La surprise vient de la vaisselle en verre à fondant sodique en quantité à peu près égale aux pièces en verre potassique mentionnées ci-dessus ; l'exemple le plus frappant est une bouteille (?) dont une quinzaine de tessons ont été trouvés dans des couches différentes, phénomène de dispersion qui paraît peu compatible avec le dépôt secondaire d'une verrerie provenant d'un bâtiment antérieur à la résidence. Les exemples photographiés les plus proches de cette pièce décorée de godrons moulés proviennent du Proche-Orient et sont datés peu précisément de la fin du haut Moyen Âge (Liepmann 1982 : 115, n° 150) ou au tout début du Moyen Age pour les verreries iraniennes (Riazi 2010 : 112, Figs. 11 et 12).
Le mobilier domestique (JM) D'autres mobiliers, peu nombreux ou sans caractéristiques marquées, soulignent le caractère plurifonctionnel du rez-de-chaussée et plus largement du site castral ; ils témoignent aussi de l'entretien routinier des lieux. Des objets plus rares, appartenant à des groupes fonctionnels identifiables à des degrés divers, comme le divertissement (pions de jeux), la chasse (pointes de flèches et carreaux d’arbalètes), l'ameublement (clefs de coffres) ou la vie privée (objets personnels) servent en outre de marqueurs sociaux et concourent à l'identification des utilisateurs vraisemblables de l'édifice (Pl. 3I, Fig. 4). Le sceau du roi de Jérusalem, Baudoin II, illustre la place des comtes d'Anjou dans la très haute aristocratie.
Le régime carné (CG) Les sols des cuisines ont également livré un nombre important de restes osseux, rejets de préparation et de consommation des matières premières animales. Une partie seulement du mobilier faunique en provenant a été étudiée à ce jour. Le corpus de 12 433 restes a livré un ensemble de 37 taxons associés à des milieux très divers : mammifères domestiques et sauvages, volaille, oiseaux sauvages, poissons et mollusques marins (Pl. 3I, Fig. 8). Les animaux de la triade ont fourni la majorité de la viande consommée puisqu’ils représentent 81% du nombre de restes déterminés (Pl. 3I, Fig. 5). Parmi ces espèces, le porc a été privilégié avec un nombre de restes et d’individus en tête du cortège taxonomique et un poids des restes équivalent à celui du bœuf. À une période où le bœuf domine la majorité des tables, cette répartition témoigne d’un milieu de niveau social élevé. L’ensemble des parties anatomiques de ces animaux sont présentes dans le corpus mais leur fréquence varie fortement. Les fréquences montrent que les habitants ont eu recours à un approvisionnement multiple : les porcs et les ovi-caprins semblent avoir été amenés entiers et préparés sur le site tandis que le bœuf a été apporté sous forme de quartiers de viande comme le suggère la faible représentation des éléments du crâne et des bas de patte (Pl. 3I, Fig. 7). La répartition des parties anatomiques et l’âge d’abattage des animaux documentent également les préférences alimentaires des occupants. À partir de ces éléments, deux profils de consommateurs apparaissent : on remarque d’une part une préférence pour les viandes de bonne qualité telles que le filet, la palette ou le jambon, provenant de jeunes animaux à l’image du porc qui est abattu majoritairement autour de 8-10 mois (Pl. 3I, Fig. 6). À côté de ces pièces de viande, sont consommées quelques bêtes réformées et des parties moins nobles telles que le museau et les pieds de porc destinés à une préparation charcutière. Ces derniers éléments peuvent témoigner de la présence d’une population plus modeste, cuisiniers et autre personnel de service chargés d’assurer le fonctionnement quotidien du site castral. Toutefois, la variété des espèces présentes : gibier, mollusques marins, grands oiseaux, tous caractéristiques de la table seigneuriale, indique que les occupants de la résidence avaient la possibilité de se procurer des mets de choix. La présence de grand gibier et d’oiseaux sauvages, bien que modeste, est un puissant marqueur de distinction sociale. Elle témoigne d’une activité cynégétique au moins ponctuelle dont la pratique est réservée aux seigneurs et autres détenteurs du droit d’exploitation des forêts. De plus, en considérant le nombre de restes de ces espèces par rapport à la triade, le corpus étudié se situe parmi ceux des sites de la France du Nord où la proportion de mammifères sauvages est la plus élevée. Parmi les oiseaux sauvages, la présence de la grue, du grand tétras et du pygargue à queue blanche témoigne aussi du niveau social élevé des occupants de la résidence comtale car ces trois oiseaux sont très rares sur les sites de la même période. Le pygargue à queue blanche a probablement été utilisé pour la chasse, non pas comme oiseau de proie mais comme matière première. En effet, sur de nombreux sites allemands de la même période, les plumes de ce rapace servaient à la confection de flèches. Ces résultats constituent un aperçu des pratiques alimentaires des habitants et apportent de nombreuses informations sur le fonctionnement de la résidence comtale. Le régime carné des occupants est varié par le nombre d’espèces présentes provenant de milieux naturels divers mais également par la diversité des pièces de viande consommées. Ces observations permettent d’envisager la présence durant la période d’utilisation de la résidence d’occupants réguliers de statut modeste ainsi que, ponctuellement, d’individus aisés. Ils renseignent aussi sur les activités développées sur le site, notamment dans les choix alimentaires, les modes d’approvisionnement (approvisionnement public et/ou privé d’animaux domestiques et ponction du milieu naturel) et la préparation des carcasses.