Section 3I Marqueurs sociaux pour les occupants de la résidence, Etat 1 (Période 3b – 1044/60 – 1130/40) Henri Galinié
Le niveau social élevé des utilisateurs épisodiques des lieux est souligné par des objets significatifs comme les carreaux d’arbalète et les pointes de flèche, les clefs de coffre, les pièces de jeux de plateau (échec, trictrac …), la vaisselle et les viandes consommées, auxquelles il convient d’ajouter la peau d’un ours (Cotté, Poupon 2007). Quelques objets exceptionnels ajoutent en valeur et amplifient le tableau.
Bulle de Baudouin II, roi de Jérusalem Ce n’est pas tant la bulle de plomb en elle-même qui importe ici que les relations que sa présence indique. Comme l’on sait que le comte d’Anjou Foulques V épousa en 1129, à Jérusalem où il demeura, Mélisende, fille du roi Baudouin II de Jérusalem à qui il succéda en 1131, la découverte prend une dimension concrète par l’événement qui, à n’en pas douter, explique sa présence parmi les déchets liés à l’occupation des lieux : l’échange des missives préparant le mariage, entre 1126 et 1129. Au-delà du caractère avéré par ailleurs des relations entretenues par un comte d’Anjou du 12e siècle avec les grands du monde chrétien, cette bulle conforte l’interprétation des lieux ignorés des textes, à partir des données matérielles, atteste les séjours du comte sur place lors de visites à Tours et sous-entend peut-être l’existence d’une salle du trésor où conserver les archives, la bulle ayant été séparée du parchemin pour faciliter l’archivage du document après authentification de son émissaire.
Pions de jeux et objets d’apparat De nombreuses pièces ayant trait aux jeux de table appartiennent à la première phase de la résidence (Période 3b), aujourd’hui datée entre 1044-1060 et 1130-1140 : une quinzaine de dés, neuf pions de jeux et peut-être deux pions d’échec. Si un tiers des dés a été trouvé dans la partie du rez-de-chaussée de la grande salle faisant office de cuisine (zone 5), tous les pions l’ont été dans la partie aveugle qui servait de réserve dans l’angle de l’enceinte du 4e siècle (zone 8). Cette localisation distincte des découvertes peut résulter de celle des joueurs. Si l’on jouait aussi aux dés dans les salles de service, les jeux de table étaient réservés à la salle d’apparat de l’étage. Pendant la première phase d’occupation de la résidence, le sol de la grande salle à l’étage devait être constitué d’un plancher soutenu par un mur de refend ou par une série de chandelles cloisonnant longitudinalement les pièces de service du rez-de-chaussée. Il est vraisemblable que la présence des pions de jeu est imputable à leur chute par des interstices du plancher et à leur perte dans les réserves encombrées et obscures.
Deux catégories d’objets Les pièces de jeux de table, dont on admet qu’elles révèlent le milieu aristocratique, peuvent ici être réparties dans deux catégories distinctes dont la seconde, les objets d’apparat, est un marqueur de la haute aristocratie (Pl.3I, Fig. 1).
1. Les pions de jeu Les pions à décor géométrique répétitif, les plus nombreux, servaient à différents jeux de tables. Certains appartiennent au même jeu, distinguant les adversaires par leur tranche lisse ou cannelée, peut-être aussi par leur couleur disparue (RT5, Pastoureau).
2. Les objets d’apparat Trois pièces historiées – au cerf, au dragon bicéphale, à la musicienne - partagent des caractéristiques qui les différencient des pions ordinaires1 : - leur matériau2 est précieux, rare ou exotique,
- ivoire de morse et feuille d’or (à la musicienne), - os de cétacé (au cerf), - bois de cervidé (au dragon bicéphale), exotique s’il s’agit d’animaux nordiques comme le renne ou l’élan3 , plus commun et local s’il s’agit de cerf ;- leur façonnage requiert maîtrise technique et disponibilité en temps (à la musicienne) ; - leur décor renvoie :
- à un registre symbolique, bestiaire chrétien (au cerf) ou fabuleux (au dragon bicéphale), - à un registre élitiste, ici courtois (à la musicienne).Ces trois pièces ne s’assortissent individuellement dans aucun ensemble ; chacune est unique par sa taille, son matériau, son traitement, son registre. La pièce à la musicienne surpasse en qualité et en rareté les deux autres pièces qui connaissent de nombreux équivalents sur les sites aristocratiques (Bourgeois 2002, Grandet, Goret 2012). Néanmoins, le contexte de découverte invite à les considérer simultanément et à ne pas exclure que s’applique à des pièces plus communes (ici cerf et dragon) ce qui valait pour des pièces exceptionnelles (ici musicienne).
L’affectation de ces trois objets à un usage particulier se révèle en effet délicate à établir. Deux hypothèses peuvent être retenues : soit ces pièces ne furent pas utilisées seulement comme pions de jeu et leur trajectoire est variée avant qu’elle trouve son terme dans les réserves, soit il ne s’agissait pas, dès l’origine, de pions de jeux. Cette proposition, dans les deux cas, exclut que leur emploi ultime soit le jeu. De tels objets peuvent avoir été prélevés d’un ensemble4 pour être offerts (au cerf, au dragon) ou même avoir été conçus comme objets de prestige (à la musicienne) sans qu’il soit possible de trancher. Il en ressort qu’il peut s’agir d’objets d’apparat qui ne servaient pas nécessairement ou exclusivement au jeu, malgré les apparences, et qu’il convient de les envisager comme tels. Les raisons pour lesquelles leurs commanditaires ou leurs auteurs auraient choisi d’adopter la forme des pions de jeux de table reste à élucider ; peut-être étaient-ils à l’image des pièces d’échec historiées ? Leur analogie formelle et leur association contextuelle, sociale et chronologique, avec les pions géométriques qui les accompagnent peuvent être trompeuses pour leur interprétation. La conception de tels objets aurait donc emprunté certains des caractères des pièces de jeu mais pas automatiquement leur usage. Il en va souvent ainsi d’objets d’apparat, parures, bijoux, éléments de vêtement, armes, pièces de vaisselle, ornements qui imitent des formes fonctionnelles ou s’en inspirent et sont façonnés dans des matériaux plus fragiles, plus rares ou plus précieux qui les distinguent au même titre que la recherche et la difficulté d’élaboration de leur décor. Il apparaît ainsi que ces objets ont pu être aux jeux ce que furent à la vaisselle de table, par exemple, l’orfèvrerie, plats d’argent ou d’or, de l’Antiquité ou encore les vases de porcelaine de la Manufacture de Sèvres ou d’ailleurs, Chine ou Japon ... Leur déplacement peut aussi expliquer la perte de leur fonction primitive, en les transformant de pion en ornement ou en souvenir. Ici, il faudrait voir en eux de purs objets démonstratifs qui n’auraient pas constitué une réserve de valeur monnayable comme les métaux précieux de l’orfèvrerie. Ainsi que le soulignait Michel Pastoureau (1990), à propos des somptueuses pièces du jeu d’échec dit de Charlemagne, ces pions ne servirent pas à jouer. Présents peu encombrants de personnages en visite ou rapportés de voyages lointains, certainement témoins d’échanges de pair à pair, ce sont des objets de prestige - objets à donner, objets à montrer - offerts au regard des hôtes du maître de la résidence ; ils affichaient avant tout le statut de leur détenteur et l’étendue de ses relations.
1 Liste inspirée de celle établie par A. Gallay et G. de Ceuninck (1998). 2 L’identification de la matière osseuse est due à François Poplin. 3 Quoique sans preuve et périlleuse car sans référence bibliographique, cette hypothèse est confortée par l’opinion récemment exprimée par François Poplin : « … cerf en région tempérée, élan en se rapprochant de la Baltique, renne plus haut encore. Ces deux derniers, l’élan surtout, pourraient venir troubler les déterminations du cerf sans que nous en doutions. Il est bien possible que les « étoiles alcines » du Testament du Lingon, aient été des médaillons tirés de la base (meule) du bois d’élan (alces), plus propre que celle du cerf à donner des médaillons bien ronds. » Extrait de la Préface au catalogue de l’exposition Echec et trictrac au musée de Mayenne (Gradet, Goret dir. 2012 : 13). 4 comme celui de Gloucester (Stewart, Watkins 1984 ; Bourgeois in Gradet, Goret dir. 2012 : Fig. 19)